
https://www.youtube.com/watch?v=NHttl3HUy0g
Nous avons pu visionner ce film dans le cadre du Festival Mauvais Tours - 2025. Pour notre compte rendu du festival : lien ici
Réalisation : Didier Konings
Scénariste : Marc S. Nollkaemper
Casting : Anneke Sluiters (Frieda) Len Leo Vincent (Hikko) Reinout Bussemaker (Bartholomeus) Nola Elvis Kemper (Sasha)
https://www.imdb.com/fr/title/tt27524853/?ref_=ttfc_ov_bk
https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=1000009332.html
Avec Witte Wieven (distribué sous le titre français Hérésie), le cinéaste néerlandais Didier Konings livre une réflexion glaçante sur la manière dont les sociétés patriarcales utilisent la foi comme instrument de contrôle des femmes. Ce moyen-métrage de 61 minutes, ancré dans un Moyen Âge superstitieux, révèle comment l'infertilité féminine devient un prétexte à l'exclusion sociale, voire à la persécution. Didier Konings puise dans le folklore de son pays natal, ces "witte wieven", esprits féminins des forêts, pour bâtir un récit qui résonne douloureusement avec les stigmatisations contemporaines pesant encore sur les femmes qui ne peuvent procréer. Là où d'autres réalisateurs exploitent simplement l'imagerie de la sorcellerie, Didier Konings interroge les mécanismes sociaux qui fabriquent les hérétiques.
Dans une communauté villageoise dont la cohésion repose sur l'obéissance aux dogmes religieux, une femme est désignée comme coupable d'un "péché biologique". Cette configuration permet au réalisateur d'explorer comment la stérilité se transforme en faute morale lorsqu'elle est exploitée par une idéologie religieuse rigide. Frieda (Anneke Sluiters) incarne toutes ces épouses médiévales dont la valeur sociale se résumait à leur capacité reproductive, condamnées au rejet dès lors que leur ventre demeurait vide.
L'espace forestier occupe dans ce film une fonction symbolique capitale. Didier Konings en fait le territoire des marginales, l'envers du village christianisé où règnent surveillance et jugement. C'est dans ces bois brumeux que survivent les légendes païennes, ces croyances préchrétiennes que l'Église n'est jamais parvenue à éradiquer complètement. Les "witte wieven" (littéralement "femmes blanches") appartiennent à cette mythologie ancestrale : guérisseuses, sages-femmes, détentrices de savoirs ésotériques, elles incarnent une forme de pouvoir féminin que le patriarcat religieux a systématiquement diabolisée.
La mise en scène cultive cette dualité spatiale avec une esthétique impressionnante. Le village se présente comme un espace claustrophobique, filmé dans des tonalités étouffantes où dominent les gris sales et les bruns boueux. Chaque plan semble compresser les personnages contre les murs de leurs petites habitations, les enfermer dans l'étroitesse des allées. À l'inverse, la forêt respire tout en incarnant un lieu de danger, mais aussi de liberté. Didier Konings y déploie une photographie contrastée, jouant de trouées lumineuses dans la pénombre des feuillages, suggérant que la véritable liberté commence là où s'arrête l'autorité masculine du village.
Le cinéaste sait que la forêt comporte ses propres périls, que le pacte avec les entités sylvestres exige un prix. Mais il établit clairement que ce danger-là est choisi, négocié, contrairement à l'oppression subie dans l'enceinte du village. Frieda qui s'aventure sous les frondaisons transgresse les règles des hommes et de l'Église. Aussi risqué que soit son acte. C’est une forme de rébellion face à une communauté qui lui dénie toute autonomie.
Le scénario développe avec subtilité la façon dont le corps stérile de la femme devient le réceptacle de toutes les anxiétés collectives. Dans l'économie symbolique médiévale, l'absence d'enfant signale un désordre cosmique. Puisque Dieu commande de croître et de multiplier, la stérilité ne peut être qu'une manifestation de désobéissance divine, voire de commerce avec le Malin. Didier Konings montre comment cette logique implacable transforme une victime biologique en coupable théologique.
Les dialogues portent cette accusation latente. Les regards en coin, les chuchotements, les gestes d'évitement : tout un langage corporel traduit la mise au ban progressive de Frieda. Le film excelle dans cette violence insidieuse, préférant la cruauté ordinaire des exclusions quotidiennes aux grands procès spectaculaires. C'est dans les silences que se lit le mieux l'ostracisme, dans ces scènes où Frieda se retrouve physiquement isolée du groupe scène après scène.
L'intelligence du film réside dans son traitement des "witte wieven" non comme simples créatures fantastiques, mais comme traces d'une culture féminine préexistante. Ces figures mythologiques néerlandaises évoquent les nombreuses déesses et les esprits féminins que les religions monothéistes patriarcales ont progressivement diabolisés.
Le pacte que noue Frieda avec l'entité de la forêt s'inscrit donc dans une continuité : elle renoue avec des pratiques anciennes que son propre village a oubliées ou réprimées. Le film laisse planer une ambiguïté fascinante sur la nature exacte de ces esprits. Sont-ils des démons, comme le prétend la doctrine chrétienne ? Ou des forces naturelles indifférentes à la morale humaine ? Ou encore des projections psychologiques de femmes acculées à chercher du secours en dehors des structures patriarcales ?
Cette indétermination constitue l'une des grandes réussites narratives de Witte Wieven. Didier Konings refuse d'épuiser le mystère, maintenant son récit dans une zone d'interprétation où le surnaturel et le sociologique se superposent. Peut-être ces esprits n'existent-ils que parce que nous les avons imaginés pour donner forme aux angoisses masculines face à une autonomie féminine jugée menaçante.
Sur le plan formel, Didier Konings développe un vocabulaire visuel cohérent avec ses thématiques. La texture même de l'image, granuleuse, évoque les matières organiques en décomposition. Tout semble suinter, transpirer, pourrir lentement dans ce village où l'humidité s'insinue partout. Cette esthétique du délitement correspond à une société en putréfaction morale, minée de l'intérieur par ses propres dogmes toxiques.
Le montage privilégie les durées étirées, les plans contemplatifs qui vous laissent le temps d'absorber l'oppression ambiante. Pas de sursauts gratuits ni d'effets de suspense artificiels : la terreur naît de l'accumulation, de la répétition des humiliations, du piège social qui se referme sur Frieda. Cette lenteur hypnotique peut dérouter les amateurs d'horreur conventionnelle, mais elle sert parfaitement le propos d'un film qui analyse des mécanismes d'oppression dans une société qui suit les consignes, sans remettre en question les dogmes.
Witte Wieven appartient à cette veine du cinéma contemporain qui revisite les chasses aux sorcières comme matrices d'oppressions toujours actives. Le film de Didier Konings fait partie de cette mouvance qui réhabilite la figure de la sorcière comme résistante au patriarcat, tout en refusant les simplifications militantes.
Car le grand mérite de ce récit est de ne jamais céder à la tentation de la revanche. Frieda ne devient pas une superhéroïne vengeresse qui punit ses oppresseurs. Le film maintient l'ambivalence morale de son geste : en pactisant avec les forces de la forêt, elle transgresse effectivement les interdits de sa communauté. Didier Konings ne résout pas cette tension, ne tranche pas entre la condamnation de l'ordre patriarcal et la reconnaissance des risques liés à sa subversion.
Cette complexité fait toute la richesse d'une œuvre qui refuse les réponses univoques et oblige à avoir une réflexion tout en nuances. Le cinéaste constate la violence faite aux femmes stériles, analyse les mécanismes religieux qui la légitiment, explore les voies de fuite empruntées par les victimes, sans jamais prétendre que ces échappées sont simples ou sans conséquences. C'est cette honnêteté narrative, cette absence de rédemption facile, qui confère au film sa puissance.
Avec ses 61 minutes, Witte Wieven offre une plongée remarquablement maîtrisée dans les abîmes de la misogynie religieuse médiévale. Didier Konings signe une œuvre visuellement saisissante, portée par Anneke Sluiters qui est exceptionnelle, avec des partis pris formels courageux. Le film pour ceux qui cherchent dans le fantastique non pas l'évasion, mais un éclairage, avec un miroir déformant, de certaines réalités sociales persistantes.
Le film privilégie l'immersion atmosphérique et la réflexion de fond. Witte Wieven s'inscrit dans la lignée des films qui utilisent l'imagerie horrifique pour questionner l'Histoire et ses violences faites aux femmes.
Le cinéma de genre peut être le lieu d'une pensée politique et sociale exigeante sans renoncer à sa puissance d'évocation (voire d’invocation).
Tiphaine et Xavier