Date de parution : 04-02-2021
Editeur : Folio SF
https://www.gallimard.fr/la-horde-du-contrevent
736 pages
108 x 178 mm
ISBN : 9782072927515
Gencode : 9782072927515
La Horde du Contrevent d'Alain Damasio, édité en poche chez Folio SF, bouleverse nos habitudes de lecture. Ce roman appartient à cette catégorie d'ouvrages qui ne se contentent pas de raconter une histoire : ils transforment l'acte même de lire en expérience mémorable.
Sur une planète sur laquelle règne un vent perpétuel, vingt-trois individus forgés dès l'enfance entreprennent l'impensable : remonter cette force élémentaire jusqu'à son origine légendaire, l'Extrême-Amont. Cette 34ème Horde ne ressemble à aucune autre formation. Ni héros solitaire ni groupe homogène, elle forme un organisme complexe où chaque membre incarne une spécialité sensorielle, technique et narrative particulière.
Le périple traverse des territoires aussi variés que redoutables : étendues désolées balayées par les tempêtes, étendues d’eau où rôdent des créatures insaisissables, sommets glacés défiant toute progression. Chaque environnement devient un antagoniste à part entière, sculptant les corps et les âmes de ces marcheurs obstinés. L'adversité n'est pas seulement extérieure : elle naît aussi des frictions internes, des doutes qui rongent la cohésion du groupe.
L'architecture narrative constitue l'une des nombreuses prouesses dont recèle le roman. Alain Damasio orchestre un ballet où chaque personnage endosse tour à tour le rôle de narrateur, identifiable par son glyphe typographique unique. Golgoth, le traceur à la brutalité assumée, manie un argot qui claque comme ses coups de poing. Caracole, troubadour aux envolées poétiques, transforme chaque description en tableau de grand maître. Sov, le scribe méditatif, apporte la réflexion là où d'autres offrent l'action.
Cette polyphonie narrative exige un investissement particulier du lecteur. Les premières pages peuvent dérouter par leur densité, leur vocabulaire inventé et leurs références culturelles inédites. Mais cela fait partie intégrante du processus : comme la Horde doit s'adapter au vent, le lecteur doit s'acclimater à ce langage singulier pour en saisir toute la richesse. Dans l’exemplaire que j’ai lu, j’avais un marque-page qui reprenait les glyphes et le nom des personnages pour mieux se repérer.
Un autre aspect saisissant réside dans la pagination inversée : les pages se décomptent de 701 à zéro, créant un effet de compte à rebours qui intensifie chaque moment de lecture, chaque page tournée. Cette trouvaille technique ne relève pas du simple artifice, mais s'intègre parfaitement à la philosophie de l'œuvre : progresser contre le cours naturel des choses, inverser les flux établis.
Le style d’Alain Damasio épouse les mouvements du vent qu'il décrit. Phrases hachées qui reproduisent les bourrasques, les néologismes qui enrichissent le français d'expressions inédites, les rythmes syncopés qui traduisent l'effort physique constant. Cette écriture organique fait de chaque page une expérience sensorielle où vous ressentez la morsure du froid, la brûlure du sable, l'épuisement des muscles, la détresse ou la joie des membres de la Horde.
Au-delà de l'aventure spectaculaire, le roman interroge les fondements de l'existence collective. Pourquoi perpétuer une tradition aussi éprouvante ? Comment maintenir la cohésion face aux épreuves ? Quelle légitimité accorder aux rituels ancestraux dans un monde qui pourrait s'en affranchir grâce à la technologie fréole ? Ces questions résonnent bien au-delà du cadre fictionnel, touchant aux problématiques contemporaines de la transmission, de l'identité et du sens de notre vie, de notre société.
La Horde incarne un idéal de résistance active face aux forces qui nous dépassent. Elle refuse la facilité technique (des vaisseaux pourraient les porter) au profit d'une démarche dans laquelle l'effort devient créateur de sens et d'humanité. Cette philosophie du mouvement perpétuel trouve ses échos dans notre époque d'accélération permanente.
Couronné par le Grand Prix de l'Imaginaire en 2006, le roman a généré de multiples adaptations : bande dessinée (notre chronique du tome 4 par Eric Henninot lien ici), créations musicales, lectures-concerts. Ce qui témoigne de la puissance évocatrice d'un univers qui transcende le support littéraire et qui inspire.
La Horde du Contrevent se vit. À chacune de trouver son rythme, d’accepter les moments de flottement, de se laisser porter par cette langue inventive qui redéfinit les possibilités du roman d'aventure. Car au final, comme pour les membres de la Horde, l'essentiel réside moins dans la destination que dans la transformation opérée par le voyage lui-même.
Xavier